Prologue, chapitre 1, chapitre 2

Prologue

La bataille faisait rage aux portes de la ville de Coniertha, la capitale qui seule se dressait encore entre Arhtor Menasses et sa conquête du royaume d’Elessiann tout entier. Pendant leur long voyage depuis le nord, lui et ses troupes avaient tout ravagé sur leur passage. Ils n’avaient laissé derrière eux que feu, larmes et sang.

Et tous, tandis qu’ils traversaient la Velgha rouge de leur sang sous les tirs ennemis, certains se faisant emporter par le courant, chantaient le même nom.

Menasses, Menasses, Menasses.

Arhtor Menasses n’était qu’un fils de rien, un jeune Fae né dans un village glacial du nord. Et en seulement un an, il avait réussi à réunir une armée entière sous sa bannière, à écraser bastion après bastion le règne des Sylverans sur Elessiann. Un règne qui avait pourtant sereinement perduré pendant des siècles. 

Cela avait commencé dans son petit village natal, puis s’était propagé. Lentement mais sûrement, le jeune Arhtor était allé de village en village, de taverne en taverne, et il leur avait dit. Il leur avait dit que les Sylverans étaient corrompus, que leur règne avait trop duré. Il leur avait expliqué que leurs dieux étaient de faux dieux, que les prier n’empêcherait pas les récoltes de geler, les enfants de mourir d’étranges maladies. Il leur avait parlé de la vraie Déesse, la seule qui exaucerait leurs prières. Et enfin, il leur avait parlé de lui, de ce jeune Fae qui avait été choisi par la Déesse Unique pour leur montrer la voie, plus proche des humains que de ses congénères, plus proche du peuple que leurs tyrans actuels.

Et humains comme Faes, ils l’écoutaient, ils voyaient ce Fae à la peau pâle, aux longs cheveux noirs et aux yeux d’un bleu azur, et ils le croyaient. Car il était proche d’eux, ce Arhtor, il n’était pas comme la famille fae royale, si parfaite, si loin du commun des mortels. Il ne les prenait pas de haut, lui.

Et puis, ce qu’il disait sur la foi, cela ne pouvait qu’être vrai. Personne n’avait jamais entendu parler de la Déesse Unique avant qu’Arhtor Menasses ne chante ses louanges. Mais à présent qu’il le disait, oui, cela ne pouvait qu’être vrai.

Alors plus il avançait, et moins il était seul.

À chaque nouvelle taverne, il leur fallait plus de lits. À chaque discours d’Arhtor, il y avait plus de clameurs, d’applaudissements.

Et personne ne prêtait jamais attention à la petite silhouette encapuchonnée dans son dos. Pourtant, elle était toujours là, où Arhtor allait, elle suivait.

Les paysans d’Elessiann avaient froid, ils avaient faim. Les Sylverans, bien à l’abri dans leur capitale, les avaient négligés, et ils en paieraient le prix. Chaque homme, chaque mâle en état de combattre avait pris la première arme qu’il pouvait trouver, toute l’armure ou la protection dont il disposait, et ensemble ils avaient marché vers Coniertha.

Rien n’avait semblé pouvoir les arrêter. Les fourches des paysans avaient résisté face aux plus affûtées des épées. Leur moral n’avait pas faibli lors des longues nuits d’hiver.

Et ainsi ils étaient descendus jusqu’à la capitale.

Coniertha.

Le bastion du pouvoir des Sylverans.

Arhtor en avait rêvé pendant toute cette année, mais il n’avait jamais douté. Car lui seul savait que cette guerre était perdue d’avance pour les Sylverans, que tout avait été écrit depuis cette nuit d’automne où il avait versé le sang sur la terre déjà gelée de son village natal.

Depuis cette nuit, il le savait.

Coniertha deviendrait Menassia. Et il serait roi, pour l’éternité.

Chapitre 1 (lyhra)

Lyhra faisait claquer ses bottes sur le sol de marbre rouge.

Tap, tap, tap.

Et elle s’en délectait.

Faire de grandes entrées faisait partie des petits plaisirs de sa vie, et ils étaient rares dans ce monde sans saveur.

Ainsi, elle faisait claquer le talon de ses bottes avec enthousiasme, ne serait-ce que pour briser l’ennui.

Toujours dans l’idée de soigner son entrée, elle n’avait pas pris le temps d’essuyer le sang sur son visage. Pour l’instant, il était camouflé sous sa longue capuche qui ne laissait apparaître que sa bouche et son menton. L’odeur cuivrée de sa dernière victime lui titillait les narines, et elle aimait cela.

Un bruit délicieux s’échappa de sa poitrine en anticipation de l’expression qu’elle pourrait observer sur le visage du roi quand il lui demanderait d’enlever sa capuche.

Elle aimait que l’on remarque ses entrées, elle ne pouvait le nier, mais ce qu’elle aimait surtout, c’était rappeler au roi son insatisfaction d’être convoquée alors qu’elle était en train de travailler. Pour lui, qui plus est.

Elle passa ses mains gantées le long du riche tissu noir de son long manteau qui la couvrait des pieds à la tête, appréciant la fabrique. Ce manteau lui avait coûté une véritable fortune – avait coûté au roi une véritable fortune –, mais moins que ce qu’elle portait en dessous. Elle s’était fait faire de plus sur mesure une combinaison parfaitement adaptée à ses activités, dans laquelle de nombreuses lames étaient dissimulées et qu’elle pouvait activer d’un simple mouvement du poignet ou du talon. Cela avait coûté une somme follement extravagante, mais cet argent s’était avéré fort bien dépensé.

Les deux gardes éternellement prostrés devant la salle du trône la laissèrent passer sans rien dire. Ils détournèrent leurs regards d’elle comme si, telle l’une des créatures de leur ancienne religion païenne, elle risquait de les changer en pierre. Elle savait que si elle prenait le temps de renifler elle sentirait sur eux l’odeur âcre de la peur.

Elle pénétra dans la salle du trône dont le sol de marbre rouge contrastait avec les murs de pierre grise. De part et d’autre du chemin menant au dais, le long duquel un tapis doré brodé de coquelicots s’étendait, des soldats étaient alignés. Leurs ombres se reflétaient sur le sol sous l’effet des dizaines de torches qui longeaient les murs. La pièce était plongée dans une semi-pénombre, les torches ne suffisant pas à en éclairer toute l’immensité. Elle se dirigea vers le trône qui se dessinait devant elle, posant son regard sur le roi d’Elessiann.

Arhtor Menasses était un Fae mâle au visage aussi joli que celui d’une demoiselle. Il avait des traits fins, une bouche pulpeuse, de longs cheveux soyeux. Sa vue suffisait à réveiller en elle des envies de meurtre. Si elle était honnête, il y avait peu de choses dans ce monde qui n’éveillât pas de sombres pensées dans son esprit. À part les chats, elle devait bien reconnaître que leur espèce était supérieure.

Aux pieds du souverain était allongé un loup gigantesque à la fourrure entièrement grise, à l’exception de son museau, blanchi par les années. L’ignoble animal qui n’avait pas quitté Arhtor depuis plus de vingt ans ne releva qu’une oreille à son approche. Il ne prit même pas la peine de la scruter, il savait qu’elle ne représentait pas un danger pour son maître.

Elle s’approcha suffisamment du trône pour faire preuve de respect, mais pas trop non plus pour ne pas être assaillie par l’odeur des ostentatoires parfums dont le roi aimait s’asperger, ou pire, l’odeur de son clébard.

— Maîtresse de l’intelligence, la salua le roi.

Elle détestait ce titre qui ne reflétait aucunement l’ampleur de ce qu’elle faisait pour le roi. Elle avait de multiples attributions depuis qu’elle était à son service : espionne, assassin, bourreau. Le terme de maîtresse de l’intelligence n’y faisait aucunement honneur. Mais elle ne dit rien, qu’aurait-elle pu dire de toute façon ? Qu’elle préférerait être appelée maîtresse de la mort, mais la mort est particulièrement douloureuse et votre cadavre sera exposé sur les murs du palais ? Ou bien maîtresse de son règne, car sans elle, Arhtor Menasses ne serait rien ni personne. Autant tout de suite la nommer reine dans ce cas, tout le reste n’était qu’une perte de temps.

— Votre Majesté, se contenta-t-elle de répondre.

Elle n’inclina pas la tête et attendit patiemment d’entendre ce que le roi lui voulait. Arhtor sembla s’agacer, elle put le voir à la façon dont il remua sur son trône d’or. Mais comme tout homme de pouvoir, il était dénué de patience, et ne tarda donc pas à parler :

— Ôter donc cette capuche ridicule, j’aime voir à qui je parle et vous le savez très bien.

Elle sentit un sourire carnassier se dessiner sur ses lèvres en anticipation de ce moment tant attendu.

— Mais certainement. 

Quand Lyhra obtempéra, elle ne fut pas déçue du bruit qu’émit le roi à la vue de son visage ensanglanté. Sa bête releva enfin la tête vers son maître, puis vers elle, et huma l’air, reniflant le sang sur elle. Le visage du roi passa de l’agacement au dégoût, puis à nouveau à l’agacement. Se pinçant l’arête du nez de deux doigts fins, il soupira.

— Avez-vous une raison, maîtresse de l’intelligence, pour m’apparaître ainsi ?

Elle passa la main dans ses cheveux pour les libérer de sa capuche et les laisser tomber librement sur sa poitrine. Elle restait sidérée du dégoût manifeste que le roi éprouvait à la vue du sang, quand c’était lui qui lui attribuait la totalité de ses tâches.

En plus de ne pas aimer se salir les mains, il n’aimait pas non plus qu’on lui rappelle à quel point elles étaient encrassées.

Car tuer par procuration ne faisait pas de lui moins un meurtrier qu’elle. Elle aurait même tendance à dire le contraire. Elle, au moins, elle regardait ses victimes dans les yeux quand la vie s’échappait d’elles. Lui n’avait pas dû voir un ennemi mourir depuis deux décennies, depuis cette guerre où elle lui avait offert le monde sur un plateau d’os et de sang.

— Votre Majesté m’a convoquée en plein travail, répondit-elle du ton le plus neutre possible. (Elle ne voulait pas lui montrer l’énervement dans sa voix, ne lui accorderait pas cette satisfaction.) J’ai supposé que c’était urgent, et je me suis donc abstenue de me faire belle avant de répondre à votre invitation. Si Sa Majesté désire à l’avenir que je ne me présente à lui que dans mes plus beaux atours, Sa Majesté devrait me le signifier dès à présent. J’ai tout un tas de robes à cet effet gracieusement payées par elle qui prennent la poussière dans mes placards.

Et Sa Majesté ferait bien de se dépêcher, car le mâle dans sa cellule ne va certainement pas se torturer tout seul.

Elle ne manqua pas l’éclair de colère dans les yeux bleus du roi, elle en sentit le goût contre ses lèvres. Elle ne put contenir son impatience, elle appréciait quand il s’énervait, quand il laissait craqueler sa mince façade qu’il pensait impénétrable. Mais Arhtor Menasses sembla estimer que ce jour-là il était au-dessus d’un tel énervement et se contenta de hocher la tête.

— Cela ne sera pas nécessaire, répondit-il, l’affaire pour laquelle je vous ai convoquée est effectivement urgente. 

Lyhra resta bien en place, debout au pied du trône. Elle savait que le roi ne ferait pas venir de chaise pour elle, il ne le faisait jamais. Le souverain se racla la gorge et se mit à gratter son loup derrière les oreilles tandis qu’il parlait, la bête frottant sa tête contre sa main occasionnellement. C’était la seule créature vivante envers laquelle Lyhra eût jamais vu Arhtor montrer un geste d’affection.

— Comme vous le savez, j’ai, depuis maintenant deux décennies, conquis la totalité d’Elessiann. Du nord au sud, d’ouest en est, chaque ville, chaque lac, chaque rivière, chaque montagne et chaque forêt m’appartiennent. Les peuples autrefois divisés sous la tyrannie des Sylverans sont désormais unis sous ma bannière et sous celle de la Déesse, la seule et unique. La famine n’est plus qu’un lointain souvenir et mon règne est inébranlable. Que la Déesse en soit bénie.

— Que la Déesse en soit bénie, répondirent en chœur tous les gardes dans la pièce.

Elle eut du mal à ne pas lever les yeux au ciel et à garder une expression neutre. J’ai conquis, comme s’il avait fait quoi que ce soit pour devenir le roi du continent. Il oubliait si aisément que c’était elle, et elle seule, qui avait rendu tout cela possible. Quant à la famine, au bien-être du peuple, il n’y avait eu aucun changement. Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître dans son discours le Menasses qu’elle connaissait.

Aux autres il semblait altruiste, pieux, juste et sage, il fallait dire qu’elle s’en était assurée. Elle avait façonné cette image de souverain qui avait libéré le continent du joug de vieux Faes égoïstes ne quittant jamais leur palais. C’était elle qui avait tenu la plume qui avait rédigé ce conte. Mais la réalité était toute autre : Arhtor n’était rien d’autre qu’un mâle assoiffé de pouvoir. Un conquérant sans scrupules, qui avait commis les pires des atrocités pour en arriver où il en était. Pire que cela, c’était un blasphémateur, un faux croyant. Car bien qu’il portât toujours son artefact dans sa main droite, un coquelicot en fer forgé, et qu’il en appelât à la Déesse Unique presque dans toutes ses phrases, Arhtor Menasses ne croyait pas.

Et comme il a tort.

— Le problème, poursuivit-il, c’est que des dissidences sont apparues dans mon royaume. Au sein même de Menassia.

— Ce n’est pas la première fois, dites-moi juste qui je dois aller tuer.

Sa réponse arracha un rire froid au roi.

— Hélas, je crains bien que quelques assassinats ne suffisent pas à régler mon problème. Il y a près de trois semaines, dans un des temples des quartiers paysans, la Choisie Anna a été retrouvée assassinée ; la scène de crime était particulièrement atroce. Personne auparavant n’avait jamais osé s’en prendre à une représentante de notre Déesse.

Le roi fit une mine de tristesse qu’elle savait feinte et destinée aux gardes tandis que la curiosité commençait à s’éveiller en elle. Mais elle attendit sans rien dire ; le roi prenait son temps, mais il lui donnerait toutes les informations.

— Le meurtre était suffisamment atroce pour que je lance mes meilleurs hommes à la poursuite des coupables. Ils n’ont pas eu à chercher longtemps pour les identifier. Un groupe, se faisant appeler la Rose Pourpre, a revendiqué le crime à travers des tracts qui ont été distribués partout dans ma capitale. 

Lyhra haussa un sourcil. Elle se tenait informée de tous les groupes qui se réunissaient à Menassia. Elle allait régulièrement traîner en ville, déguisée, pour écouter dans les tavernes et les ruelles. Mais elle n’avait jamais entendu parler de cette Rose Pourpre. Il fallait dire qu’elle ne mettait pas beaucoup de zèle dans cette partie de ses attributions, lui préférant tout ce qui lui permettait de s’occuper un tant soit peu l’esprit. Comme les interrogatoires, ou la traque de tous ceux qui osaient mal parler d’Arhtor.

— Par chance ou par bénédiction de la Déesse, nous avons réussi à surprendre l’une de leurs réunions en petit comité et à capturer l’un d’entre eux tandis qu’ils prenaient la fuite comme des rats. Il s’appelle Aaren Withnehr et il se trouve dans nos cachots depuis lors. Comme vous étiez occupée, nous l’avons interrogé, mais il n’a pas voulu tout nous dévoiler. Tout ce qu’il a daigné nous dire, c’est que la Rose Pourpre veut ma mort. Il semble pour sa part ne pas avoir grand-chose à en faire, ayant sans doute rejoint ce groupe plus par hasard ou par ennui que par conviction.

Elle eut du mal à masquer la satisfaction que l’idée de la mort d’Arhtor lui procurait. Si seulement certains de ces idiots parvenaient à tuer le roi, sa vie redeviendrait celle qu’elle aurait éternellement dû être.

— C’est loin d’être la première fois qu’on essaie de vous tuer. Et jusqu’alors, nous avons toujours tué les rébellions dans l’œuf. Je ne vois pas pourquoi cette fois ce serait différent. 

— Regardez par vous-même, dit-il en sortant un parchemin de sa veste et en lui tendant, ce sont les dessins des symboles qui avaient été tracés avec le sang de la victime autour du cadavre. 

Lyhra prit le parchemin du bout des doigts et manqua de le lâcher quand elle reconnut les signes. Son sang ne fit qu’un tour et il lui fallut tout son sang-froid pour garder le masque d’indifférence qu’elle avait perfectionné en plus de vingt ans auprès du roi.

— Comment ? demanda-t-elle, la mâchoire crispée.

— Il refuse de nous le dire.

Lyhra serra un poing tandis qu’elle rendait de son autre main le parchemin au roi.

— Je m’en charge. 

Elle le ferait parler, mort ou vif. Car même si elle excellait dans la torture, elle avait un moyen bien plus rapide d’arriver à ses fins. Avec sa magie, il lui suffisait de le tuer pour obtenir de lui tous ses souvenirs, et les réponses à leurs questions.

Le roi lui fit un sourire condescendant qui lui donna envie de bondir sur le trône pour le lui arracher avec l’une de ses dagues.

— Monsieur Withnehr n’est hélas pas un homme comme les autres. Nous avons découvert, à nos dépens j’en ai peur, que ce jeune humain ne ressent pas la douleur, d’aucune sorte. Et ce n’est pas tout. Aucune magie n’a de prise sur lui, nous avons déjà essayé. Il est totalement immunisé.

Cela, Lyhra ne s’y attendait pas.

Insensible à la douleur ? Et à la magie ? Un simple humain ?

— J’ai donc été obligé de conclure un accord avec cette brute. Il refuse peut-être d’admettre si oui ou non il sait à quoi correspondent ces symboles, mais il n’a pas refusé d’échanger sa vie contre chacun des membres de ce groupe. Malheureusement, il est trop bas dans la hiérarchie de la Rose Pourpre pour connaître les vrais noms des décisionnaires. Mais il les a déjà vus, et il pourra les identifier. Il a accepté de nous aider à remonter jusqu’à eux. Il vous accompagnera donc lors de votre enquête. Je veux que ce problème soit réglé, Lyhra, vous m’entendez, et avec la discrétion qui s’impose. 

Le roi se pencha en avant et passa une main délicate sur sa gorge. Ce geste réveilla brutalement la haine de Lyhra – sa haine, mais aussi son impuissance à désobéir –, et elle hocha la tête en guise de réponse.

— Je n’ai pas, je crois, à vous préciser à quel point cette mission est cruciale. Personne ne devrait connaître ce qu’il y a sur ce parchemin. Vous devez mettre fin à ce groupe, mais avant cela vous devez surtout découvrir comment ils ont eu ces informations, et combien de personnes exactement sont au courant. Chaque personne qui comprend ne serait-ce qu’un de ces symboles, y compris ce monsieur Withnehr, devra mourir. Tuez-les tous. 

Elle sentit son ordre pénétrer son corps et s’y implanter, y prendre racine sans jamais pouvoir être délogé. Elle avait horreur de cette sensation, cela lui donnait l’impression d’être infectée par un parasite indélogeable.

Lentement, elle acquiesça et le roi lui adressa un sourire satisfait tout en levant la main pour appeler un serviteur. Le serviteur se présenta devant elle et s’agenouilla bien bas, lui tendant tant bien que mal un dossier relié de cuir contenant des parchemins.

— Il y a eu hier un second meurtre. Tout ce que vous devez savoir est là-dedans, maîtresse de l’intelligence. Disposez maintenant.

Elle fit un semblant de révérence, prit les parchemins, et tourna les talons sans ajouter un mot.

Chapitre 2 (Aaren)

Le sang coulait sur sa main, partant d’une coupure au bout de son index pour lentement se déplacer le long de son avant-bras. Aaren le regardait descendre jusqu’à son coude, une traînée rouge contre sa peau hâlée qui créait un sillon dans la poussière dont il était recouvert. Il le regardait ensuite goutter sur le sol de pierres, d’un rythme régulier.

Ploc, ploc, ploc.

Il avait perdu la notion du temps depuis qu’il était enfermé ici, mais ce dont il était sûr c’était qu’il ne s’était jamais autant ennuyé de toute sa vie. Il avait eu un peu de divertissement quand les imbéciles de soldats du roi avaient essayé de le torturer pour obtenir de lui des réponses, mais cela n’avait pas duré longtemps.

Aaren n’était hélas pas plus doué pour faire semblant d’avoir mal que pour faire croire aux femmes qu’il en était amoureux. En même temps, comment imiter une sensation qu’il n’avait jamais éprouvée ?

Il avait bien tenté de pousser des petits cris, de déformer son visage en des grimaces qu’il avait vu certaines de ses propres victimes effectuer. Mais les soldats, aussi idiots fussent-ils, avaient vite compris qu’il jouait la comédie.

Après cela, ils avaient envoyé deux de leurs Faes dotés de magie pour tenter l’un de le brûler, l’autre de lui geler le bras, sans succès. Les flammes avaient glissé sur sa peau et le givre n’avait pas tenu. C’était ainsi depuis aussi longtemps qu’il pouvait s’en souvenir, un cadeau des Tréfonds, selon sa mère. Loin de lui l’idée de s’en plaindre, cela lui avait apporté un avantage considérable quand il vivait dans la rue.

Il avait fait tant de pompes qu’il ne tenait plus sur ses bras, son front recouvert de sueur gouttait sur le sol se mêlant à son sang et à la poussière omniprésente dans sa cellule. Il s’était repassé toutes les poésies qu’il connaissait par cœur, deux fois. Il aurait donné n’importe quoi pour une bonne bière et une ou deux femmes avec qui s’amuser.

— Y a quelqu’un ? cria-t-il. On se barbe ici !

Seul l’écho de sa voix lui répondit.

Même la présence qui le suivait partout depuis aussi longtemps qu’il pût s’en souvenir se montrait particulièrement discrète depuis qu’il avait été capturé. Il l’avait sentie à plusieurs reprises, son ombre, mais faiblement, à peine plus qu’un murmure contre sa peau. Comme si elle s’amusait de le voir s’ennuyer à mourir.

La dernière fois qu’il avait vu le palais royal, il n’était qu’un enfant. Sa mère avait été femme de chambre pour l’une des nombreuses princesses Sylverans, Katalia. Il était né dans ce palais, y avait vécu dans l’aile des serviteurs jusqu’à ses 9 ans, jusqu’à ce que l’usurpateur ne vînt et ne détruisît tout sur son passage : le palais, la dynastie, et sa mère avec. Il n’avait jamais eu depuis de raison de traverser l’un des trois ponts y menant. Ponts tous contrôlés par une multitude de soldats, dont la plupart étaient des brutes de Faes.

Les Faes avaient beau être bien moins nombreux que les humains, ils n’en étaient pas moins dangereux. Ils les surpassaient en force et possédaient de la magie, contrairement aux humains. De plus, ils occupaient quasiment tous les postes de pouvoir. Seuls les membres du clergé étaient exclusivement humains, des femmes. Mais l’armée, les milices, les nobles… tous sans exception étaient faes. Arhtor Menasses avait peut-être mis fin au règne d’une famille fae, mais il ne les avait pas pour autant libérés du joug de son espèce.

Et il est temps que ça cesse.

L’usurpateur avait tant changé le palais qu’Aaren n’avait presque pas reconnu ces couloirs qui étaient pourtant gravés dans sa mémoire à jamais. Là où avant les murs de pierres étaient ornés de tapisseries aux couleurs vives et de multiples fleurs et autres plantes qu’affectionnait particulière Sa Majesté, à présent la décoration était sobre et les seules fleurs qu’il avait vues étaient les coquelicots de la Déesse Unique. À part cela, de la pierre, d’immenses tentures aux couleurs du souverain, rouge clair et or, et des soldats. Des soldats partout.

De toute évidence, l’épouse d’Arhtor Menasses, Elena Sylverans Menasses, la dernière survivante de sa lignée, n’avait pas eu son mot à dire sur la décoration. Comment elle pouvait supporter d’être mariée à ce mâle qui lui avait tout pris et qui avait détruit toute sa famille, Aaren l’ignorait. Elle semblait néanmoins en parfaite santé, souriante quand elle se déplaçait sous escorte en ville pour faire l’aumône aux pauvres ou visiter le marché.

Il fallait dire que l’histoire officielle, celle qui était racontée jusque dans des pièces de théâtre sur la Grand-Place, faisait rêver. Le beau, le grand, le libérateur Arhtor Menasses, venu détruire la lignée Sylverans, aurait croisé le regard de cette splendide jeune Fae à la peau d’ébène et aux cheveux d’or et serait tombé immédiatement sous le charme. Désespéré, il se serait refusé à la tuer et, posant le genou à terre, l’aurait suppliée de le pardonner et de l’épouser.

Aaren cracha au sol.

Des mensonges.

Le règne du conquérant était un règne de mensonges et de fables.

Jusque dans son fanatisme. Arhtor Menasses n’était pas un croyant. Il refusait de croire que cet incapable avait la foi, la vraie foi. Ce n’était sans doute que fantaisie, un moyen comme un autre de contrôler le peuple.

Quand il était petit, humains comme Faes croyaient en des dieux divers et variés. Il y en avait un pour chaque saison, un pour la mer, un autre pour les forêts. Il ne se rappelait plus très bien leurs noms, mais il se souvenait de certaines histoires que sa mère lui contait pour l’aider à s’endormir. Mais ces histoires n’avaient jamais sonné juste pour lui. Il avait tout de suite su qu’elles n’étaient que cela, des histoires.

Et puis Arhtor Menasses était arrivé au pouvoir, et avec lui il avait apporté la vraie religion. Il avait apporté à leur monde la connaissance de la Déesse, et tout ce qui l’accompagnait.

Aaren, lui, l’avait déjà, cette connaissance. Il l’avait depuis bien avant la conquête de l’usurpateur.

Grâce à sa mère, Aaren avait la foi.

Mais il ne priait pas leur Déesse, non, il ne la priait pas alors qu’elle avait permis à l’usurpateur de revendiquer le trône d’Elessiann en son nom. Alors qu’elle représentait des croyances faibles, fragiles, selon lesquelles il fallait se reposer sur elle pour réussir. Croire en la Déesse, c’était croire en la faiblesse des hommes, la faiblesse des femmes. C’était abandonner son libre arbitre et vivre au nom de préceptes qui n’auraient jamais dû être.

Enfant déjà, il avait compris qu’il était le seul à pouvoir se sauver lui-même, que la force pour se sortir de la faim, du froid et de la peur, il l’avait en lui.

Il l’avait compris parce que lui il l’avait, la vraie foi. Ses prières étaient dirigées plus bas, et elles étaient bien plus sombres. Il ne suivait d’autre précepte que celui de sa liberté. N’avait d’autre mission que celle qu’il s’était lui-même confiée, que sa destinée.

Car si la Déesse Unique incarnait la bonté et toutes les vertus qui l’accompagnaient, il existait pour maintenir la balance du monde son exact opposé. On ne La nommait pas, celle qui régnait sur les Tréfonds, mais elle incarnait tout ce qu’il y avait de plus mauvais et de plus sombre, de plus fort aussi. Là où elle était reine, elle attendait les âmes de ceux qui suivaient ses préceptes, après leur mort. C’était vers elle que les prières d’Aaren étaient dirigées.

Malgré les doutes de la Rose Pourpre, lui n’en doutait pas. C’était grâce à Elle qu’ils réussiraient à renverser le roi. Car si l’on voulait combattre le mal, c’était vers le mal qu’il fallait se tourner. Les excuses, le pardon, les politesses… tout cela ne faisait pas gagner une guerre.  

Et il en était certain, il le sentait. Elle leur répondrait, tôt ou tard, et Elle leur enverrait l’un des siens. Alors, la puissance qui leur serait accordée serait telle que rien ni personne ne saurait plus se dresser contre eux.

Pas même les Faes.

Pas même le roi.

Il sentit dans son silence l’approbation de son ombre à ses côtés.

Des bruits de pas se firent entendre dans le couloir et Aaren les aurait ignorés n’eussent-ils été si différents du pas lourd habituel de ses gardiens. Le claquement des talons contre la pierre était rythmé, régulier.

Et intrigant.

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