Prologue
- Vous pouvez disposer.
La voix du roi glaça son sang, son sang qui n’avait pendant si longtemps été que feu.
Elle ne voulait pas disposer. Elle ne voulait pas quitter ce dîner, car elle ne savait que trop bien ce qui l’attendait dans sa chambre.
Elle finit avidement les dernières gouttes de son verre de vin puis se leva néanmoins de sa place d’honneur, de même que tous les convives.
Elle n’y pouvait rien. Elle ne pouvait plus rien y faire. La guerrière qu’elle avait été n’était plus qu’un fantôme, un souvenir emporté par la guerre.
Elle tourna son visage vide vers le roi.
Le roi la détailla longuement, s’attardant sur la courbe de sa poitrine, ne laissant aucun doute sur la suite des évènements. Elle n’allait pas lui échapper cette nuit. Et il ne s’arrêterait pas, même si elle hurlait, même si elle se débattait, il n’arrêterait pas.
Alors elle avait cessé de hurler.
Elle était fille de roi, de roi déchu. Elle était générale d’une armée, d’une armée décimée. Elle avait été princesse, princesse d’un royaume conquis. Elle aurait pu être une reine, mais elle n’était plus que le fantôme d’une souveraine.
Elle avait un nom, mais il sonnait creux.
Elle était la favorite d’un roi cruel, d’un roi qui avait massacré les siens, d’un roi qui l’avait emprisonnée dans son palais de marbre et entortillée dans ses ronces, faisant d’elle une traîtresse aux yeux de ceux qui seuls comptaient vraiment désormais, son peuple.
***
La nuit était plus sombre que celles qui l’avaient précédée, les créatures qui le poursuivaient en étant rendues indiscernables de l’obscurité.
Il courrait pour sa vie, se prenant les pieds dans les branchages. Des odeurs assaillaient ses narines, celle de l’humidité laissée sur les feuilles des arbres par les dernières pluies, celle de la terre recouvrant ses mains, celle des fleurs qu’il écrasait dans sa folle course à la survie.
Ses oreilles de Fae étaient pour lui le seul moyen de se faire une idée de la distance de ses assaillants. Il pouvait entendre leurs ricanements, leurs respirations saccadées par l’excitation de la poursuite et l’idée de chair fraiche à dévorer.
Mais il courrait, encore et encore, chassant désespérément la promesse de l’aube. Il ne faillirait pas, ne cèderait pas, courrait jusqu’à ce que ses poumons se rétractent, jusqu’à ce que ses jambes tremblent, jusqu’à ce qu’il ne reste plus en lui la moindre once d’énergie.
Car il avait une dette à payer, une dette à rembourser à la seule personne qui avait toujours toute été pour lui. Et il ne s’arrêterait pas tant qu’elle ne serait pas en sécurité.
Chapitre 1 (Arhylia)
Le bruit de ses ronflements la rendait folle.
On dirait un porc avec un mauvais rhume.
Elle tenait écarté d’une main le lourd rideau bleu pâle et observait les vagues se déchaîner sur les rochers en contrebas à travers ses paupières mi-closes. La lune était pleine, et les étoiles scintillaient dans la nuit d’automne. Le ciel était si clair qu’elle pouvait apercevoir la constellation d’Arkha, trois petites étoiles formant un triangle parfait entourées de quatre plus grandes, pointant la direction des îles des Trois Sauvages.
Elle se frotta les mains sur sa trop légère chemise de nuit, comme si ce simple geste pourrait en enlever le souvenir de la peau du roi. Ses poignets étaient douloureux, enserrés depuis si longtemps dans ces bracelets nimbés d’or et gravés de ronces qui l’affaiblissaient et qu’on ne lui permettrait jamais d’ôter. Elle sentait comme un tambour contre ses tempes, effet secondaire infortuné de la trop grande quantité de vin qu’elle avait ingurgitée la veille.
Elle passa ensuite la main le long de son cou, sur la morsure encore douloureuse. Depuis qu’elle était sa captive, le roi s’acharnait à tenter de marquer sa chair. Mais ce n’était pas comme cela que le lien s’établissait, et ses morsures cicatrisaient les unes après les autres.
Encore ces ronflements incessants.
Elle avait espéré qu’il finirait par se lasser d’elle, qu’après l’excitation de la victoire, après la fierté d’avoir ramené la fille de son ennemi à Minos et de l’avoir réduite au statut de favorite, il se lasserait d’elle.
L’espoir s’était avéré une perte de temps monumentale.
Il ne s’était pas lassé, et plusieurs fois par semaine, il la rejoignait dans sa chambre. Les immenses fenêtres de cette prison, comme celle devant laquelle elle se tenait, étaient son seul mirage de liberté. Un sifflement de rage à peine audible traversa sa mâchoire serrée.
Malgré ses sens anesthésiés par l’ignoble potion et l’alcool qui baignait son esprit d’une légère brume, ses oreilles de Fae lui permirent de l’entendre avant qu’il ne s’adresse à elle, le froissement des draps l’irritant jusque dans ses os.
- Tu ne dors pas ? Lui demanda-t-il d’une voix engourdie par le sommeil.
De toute évidence, non.
Elle prit une profonde inspiration et se tourna vers le mâle allongé dans son lit.
Le drap ne remontait que jusqu’à sa taille et la lumière de la lune se reflétait sur son torse nu alors qu’il se redressait pour l’observer à travers des yeux aux paupières alourdies par la fatigue. Les ombres dessinaient habilement ses muscles puissants et faisaient ressortir, en contraste, les nombreuses cicatrices dont il était pourvu.
Appuyé sur ses coudes, son visage anguleux levé vers elle, ses yeux mordorés agrippaient les siens. Au-dessus de ces derniers, de part et d’autre de son front sur lequel tombaient quelques mèches brunes, se trouvaient deux cornes recourbées.
Le roi était beau, elle ne pouvait le nier. Dans une autre vie, elle aurait pu le trouver attirant, mais pas dans celle-ci.
Il fallut à Arhylia toute sa maîtrise pour lui adresser un faible sourire et revenir se glisser dans les draps à ses côtés, lui montrant son dos qu’elle savait couvert de cicatrices.
Quand le roi passa ses bras autour de sa taille, enfouissant son visage dans son cou, Arhylia se crispa.
Une nuit de plus aux côtés de ce monstre.
***
Elle avait prétendu dormir encore quand le roi s’était levé à l’aube pour rejoindre sa chambre. Elle avait retenu un haut-le-cœur quand ce dernier l’avait embrassée sur le front avant de quitter la pièce. Son odeur, un mélange de fumée et de whiskey qu’elle ne percevait que faiblement du fait de l’élixir, caressant désagréablement ses narines. Elle avait encore prétendu dormir pendant les deux heures suivantes en attendant que les servantes viennent la réveiller, tentant vainement d’étouffer sa migraine entre deux oreillers.
Depuis le début de sa captivité, sa routine était immuable. Chaque matin, elle se réveillait la tête encore étourdie par l’alcool. On lui faisait ensuite boire la mixture, puis on l’apprêtait tel un cheval de course. S’ensuivaient ensuite au choix des dîners, des bals, des joutes ou des parties de chasse, où la cour de Minorthryl ne la lâchait jamais des yeux.
Elle avait résisté, au début, longtemps même, se refusant à participer à la mascarade qu’Oryn Terrentor avait mise en place. Mais lassée des coups dont son dos portait encore la trace, des nuits au cachot et des brimades, elle s’était résignée. Elle se sentait sombrer peu à peu dans la douceur amère de l’indifférence, s’y noyant un peu plus à chaque nuit qui passait.
La grande horloge de Minos sonnait neuf heures quand, comme à leur habitude, Alicya et Méline frappèrent à sa porte. Et comme à son habitude, elle ne répondit pas.
Les deux jeunes servantes n’attendirent pas longtemps avant de pousser la lourde porte en bois blanc. L’une d’elles se ruant sur les rideaux pour les ouvrir grand, une tornade de longs cheveux châtains. L’autre dans la salle d’eau pour y faire préparer un bain. Les deux jeunes humaines ne lui parlaient que rarement et elle ne pouvait pas les en blâmer. Elles lui avaient été assignées dès son arrivée au palais, et la première fois qu’Alicya avait tenté de lui enlever son armure encore recouverte de sang à peine séché, elle avait planté ses longues canines dans son avant-bras. Elle avait encore sur les lèvres le goût de son sang, le goût de la terre et de l’eau salée.
Quand les deux servantes eurent fini leurs tâches respectives, Méline se plaça dans l’embrasure de la porte pour faire signe aux gardes d’entrer. Trois hommes, vêtus du distinctif uniforme noir et bleu des gardes de Minorthryl, s’insérèrent alors dans la chambre, lourdement armés, une coupe contenant un liquide brun dans les mains du premier.
Arhylia se décida à se redresser et tendit les mains vers le breuvage que l’homme lui donna.
Elle observa la mixture, une mine de dégoût sur le visage.
- Votre élixir, princesse, lui dit l’homme, ses yeux bruns fixés sur le verre.
Comme si je ne le savais pas.
Depuis deux ans qu’elle était enfermée dans cet horrible palais de marbre, elle en buvait tous les matins.
Arhylia hésita un peu trop longtemps au goût du chef des gardes qui s’avança et se pencha jusqu’à ce que sa bouche ne soit plus qu’à un pouce de son oreille, son odeur boisée lui titillant les narines. Il abaissa sa voix pour s’assurer qu’elle seule pourrait l’entendre.
- Bois, princesse, sinon je te redescends personnellement aux cachots. Il se murmure que tu y manques aux rats.
Un éclair de rage traversa ses yeux. Maran, le chef des gardes, était une ordure de la pire espèce. Elle avait appris en écoutant aux portes que ce demi-Fae était initialement originaire de Dorianthe. Il avait volontairement tourné le dos à leur royaume et prêté allégeance au roi Oryn.
Traître.
Depuis son arrivée au palais, il prenait un malin plaisir à la torturer. Il semblait être le seul auquel Oryn avait confié la réalité de la situation, et donc le seul à savoir avec certitude qu’elle n’était pas une princesse placée sous la protection du roi, mais sa captive. Même si elle soupçonnait certains autres parmi les gardes d’avoir vu clair dans cette mascarade, avec le temps.
Elle calma sa colère aussi rapidement qu’elle était venue. Elle avait déjà essayé tout cela, répondre, se défendre, se battre. Résister n’avait rendu sa vie que plus misérable, n’avait qu’intensifié les menaces qu’Oryn proférait sur son peuple, n’avait rendu le roi que plus violent quand il la rejoignait la nuit et qu’il la prenait sur le sol de la cellule infâme où Maran l’avait jetée.
Alors, elle but. Le goût de la boisson était si immonde qu’elle était peut-être la seule raison pour laquelle elle se réjouissait que tous ses sens de Fae, et surtout le goût, soient diminués.
Cette boisson, ces bracelets étaient les seules choses qui la retenaient captive ici. Sans cela, elle pourrait réduire ce palais en cendre avec sa magie, réduire au silence toute cette cour d’hypocrites et faire fondre les os du roi qui avait massacré son père et sa mère.
Elle ne voulait pas penser plus loin, elle ne se permettait pas de penser aux autres personnes que le roi avait tuées. Elle refusait surtout d’ouvrir la boîte soigneusement scellée dans son esprit où elle avait rangé ses pires souvenirs. Si elle voulait rester en vie, elle ne pouvait pas plonger dans cet abîme.
***
Baignée et coiffée d’une simple tresse retombant sur son épaule, Arhylia enfila une robe d’intérieur d’un noir d’encre. Sa migraine était passée, et elle attendait déjà avec impatience la venue du soir qui s’accompagnait toujours de la présence réconfortante d’une, ou plusieurs, bouteilles de vin.
Oryn ne l’ayant pas fait chercher pour le déjeuner, cela signifiait qu’elle n’allait pas sortir de la journée.
Elle tourna quelques instants dans sa chambre, elle aurait donné n’importe quoi pour avoir une occupation. Même faire son lit lui aurait convenu, mais Alicya et Méline s’en étaient déjà chargées.
Quand midi sonna, on lui apporta un déjeuner qu’elle dévora rapidement. Du poulet, des pommes de terre épicées, une tranche de pain de seigle et comble du bonheur, un verre de vin rouge dont le goût fruité lui chatouilla le palais de façon agréable.
Elle passa ensuite une bonne heure à regarder par la fenêtre, comptant les unes après les autres les vagues qui s’échouaient sur les rochers.
Elle avait atteint neuf-cent-quatre-vingt-seize quand on frappa à sa porte.
- Entrez, dit-elle, bien que personne n’ait jamais besoin de sa permission pour faire irruption dans sa chambre.
Un garde humain qu’elle voyait régulièrement depuis son arrivée à Minos, et qui n’était pas complètement dupe de la comédie d’Oryn, passa sa tête par l’embrasure de la porte. Arhylia contempla l’espace d’un instant la facilité avec laquelle elle pourrait le tuer, même avec ses capacités réduites à celle d’une humaine, il ne ferait pas le poids face à elle. Mais après, que ferait-elle ?
- Princesse, le roi vous propose de passer l’après-midi à la bibliothèque si vous le souhaitez.
Arhylia poussa un soupir de soulagement. Sans prendre la peine de répondre, elle enfila de petites chaussures en toile et se précipita vers le garde. Ce dernier eut un mouvement de recul, ses yeux bruns étincelants de peur, sa main se posant instinctivement sur le pommeau de son épée.
Elle en fut à la fois ravie et sidérée.
- Enfin, que voulez-vous que je vous fasse ?
Elle avait certes contemplé l’idée de le tuer quelques instants auparavant, mais même lui devrait savoir qu’elle ne le ferait pas, que cela n’arrangerait en rien sa situation. Le garde secoua la tête, semblant se rendre compte de l’absurdité de sa réaction, puis lui fit signe de le suivre. Rapidement, six autres gardes se joignirent à la petite troupe, et en silence, ils marchèrent dans les immenses couloirs de marbre du palais de Minos.
Arhylia poussa un soupir de joie quand elle pénétra dans la bibliothèque.
Cette pièce était la plus belle de tout le palais. Pourquoi ? Parce qu’elle était la seule à ne pas être entièrement faite de marbre. Tout ici était en chêne blanchi, et le contact du bois rassérénait Arhylia plus que de raison.
Elle se rua sur l’étagère où elle avait laissé le roman qu’elle avait commencé quelques jours auparavant. Oryn ne la laissait jamais rien emporter dans sa chambre, elle n’avait d’ailleurs aucun objet dans cette dernière qui puisse d’une façon ou d’une autre lui servir d’arme.
Sa majesté est bien trop effrayée que je l’assomme d’un coup de manuel de stratégie militaire.
Un rire lui échappa à l’image du roi inconscient au sol, elle au-dessus de lui avec à la main L’art des Guerres de Faes.
Attrapant l’un des rares livres de cette bibliothèque qui ne soit pas destiné à l’apprentissage. Une épopée tragique dont elle soupçonnait la reine et épouse d’Oryn, Valia Terrentor, d’être la propriétaire. Elle se laissa tomber sur l’un des fauteuils disposés autour de la cheminée dans laquelle un feu grondait. Se plongeant dans l’histoire passionnante, bien que peu crédible, d’une humaine en quête de vengeance dans le monde des Faes, elle en oublia, pendant quelques heures, l’endroit où elle se trouvait. Ici, entourée de bois et de feu, laissant libre cours à son imagination, elle pouvait être qui elle voulait, et où elle le souhaitait.
Chapitre 2 (Barhan)
Barhan s’était levé juste avant l’aube, soulagé d’avoir survécu une nuit de plus, bien qu’il ne fût pas entièrement sûr de comment il avait fait. Il avait passé la moitié de la nuit à fuir une bande de farfadets noirs qui tentaient de le dévorer. Il ne savait pas quel dieu remercier d’avoir finalement réussi à les semer.
Il renifla l’air à la recherche de l’odeur des cargaisons de marchandises qui suivaient la route jusqu’à Kê, c’était là qu’il se rendait.
Ne pouvant pas se permettre de marcher lui-même sur cette route, il la suivait en parallèle, traversant la Forêt des Âmes. Il avait beau avoir, à son plus profond désespoir, coupé court ses cheveux et les avoir teints en noir, il ne pouvait pas prendre le risque d’être reconnu. Surtout maintenant qu’il s’était rapproché de la frontière de Minorthryl.
La Forêt des Âmes, qui s’étendait entre Dorianthe et Kyonely, était aussi belle que dangereuse. Il lui avait fallu tout son sang-froid et ses instincts de mâle Fae pour ne pas s’y perdre. Dans les villages alentour, on racontait que la nuit, en plus des usuels habitants des forêts, d’étranges créatures sans visage murmuraient à travers les arbres. Elles incitaient les voyageurs à les suivre plus profondément dans les bois, les guidant vers les montagnes Sévéris où les attendait une mort lente, douloureuse et certaine.
Mais la journée, la forêt bruissait des gazouillements de toutes sortes de créatures ravissantes. Certaines infortunées finissaient dans son estomac, hélas, il n’avait pas pu s’arrêter acheter des vivres depuis des semaines, ne comptant donc que sur les ressources de la nature pour se nourrir.
Cette forêt avait été son refuge pendant ces deux dernières années, fuyant sans relâche les guerriers du roi qui le traquaient. Il avait réussi, après un certain temps, à se lier d’amitié avec une tribu d’êtres des bois qui l’avaient maintenu en sécurité.
Mais cette sécurité s’était accompagnée d’une ignorance inadmissible, et le temps était venu pour lui de partir mener sa quête, il n’avait déjà que trop tardé. À cette pensée, sa gorge se noua sous son étouffante culpabilité.
Il réajusta sa ceinture, lourde autour de sa taille. Il y avait accroché toutes les armes qu’il avait pu récupérer. Une épée gagnée aux cartes à Nonys à un ancien garde de la famille royale de Kyonely, deux couteaux de chasse trouvés sur le perron d’une maison dans un petit village à l’orée de la forêt ainsi qu’une dague fine, qu’il avait arrachée au cadavre d’une jeune pixie qui avait tenté de lui prendre sa bourse. Barhan n’aimait pas tuer, mais il aimait encore moins qu’on tenta de le détrousser. Tout ceci n’était rien comparé à l’arsenal dont il avait disposé dans le passé, mais cela suffisait à le maintenir en vie, et c’était ce qui comptait. S’il voulait aller au bout de sa mission, il devait survivre. Et il n’accepterait rien d’autre que cette option, ou la mort, il avait une dette de deux années à payer, et il la paierait de son succès ou de son dernier souffle.
***
Kê était une petite ville, à flanc de montagnes, à peine plus qu’un village en vérité, mais qui avait un charme certain. Les maisons de pierres directement extraites des montagnes avoisinantes s’y dressaient le long d’allées sinueuses emplies de vie.
Barhan avait délaissé malgré lui la sécurité de la forêt pour s’y faufiler. Caché sous la capuche de son long manteau brun, dont la coupe relevait sûrement de la mode d’une dizaine d’années auparavant, il avançait tête baissée. Il devait trouver des vivres, et des outils, pour gravir les montagnes et ainsi traverser la frontière par le seul chemin sur lequel les gardes ne s’attardaient pas.
Kê, et le royaume de Kyonely, étaient le lieu de vie des Faes arboricoles et de tout un tas d’autres espèces. Dans les rues face à lui, il pouvait apercevoir ces Faes à la peau de diverses nuances de brun et aux canines de bois se mêler à des gobelins, des lutins et même quelques dryades. Les rues animées de la cité apportèrent un sourire sur ses lèvres, il avait été seul pendant si longtemps.
Il se remémora brièvement ses leçons de politique étrangère. Kyonely était un royaume neutre par essence, n’ayant jamais pris part aux différentes guerres qui avaient secoué Aramite durant les siècles précédents. Il était d’ailleurs de grande notoriété que Kyonely ne possédait qu’une faible armée, ainsi sa neutralité relevait plus d’une stratégie que d’une volonté d’apaisement.
Kyonely était néanmoins un royaume fort riche, ayant du fait de sa neutralité réussi à mettre en place des routes commerciales avec ses voisins Dorianthe, Minorthryl, Astrunia et même le royaume peu avenant de Sylnère. Sa capitale, Nonys, était un riche port commercial.
Barhan décida de s’arrêter à la taverne pour tenter d’en apprendre plus sur ce qu’il se passait à Aramite. Dans la forêt, les rencontres étaient nombreuses, mais rarement civilisées.
La porte de la modeste taverne s’ouvrit devant lui pour laisser sortir un groupe de Faes arboricoles en pleine discussion. Les moissons avaient été bonnes et un hiver doux se dessinait.
Il se faufila dans la taverne, les odeurs de sueur et de bois emplissant ses narines, et prit une place à une table dans un coin d’où il pouvait embrasser du regard toute la pièce. Il y avait une quinzaine de tables en bois circulaires, dont la moitié était vide. Derrière le comptoir, une serveuse aux traits de Fae, mais aux oreilles rondes frottait assidûment le comptoir avec un torchon humide. Une demi-Fae assurément, et à la couleur vert d’eau de ses yeux, une demi-dryade également. Quand elle croisa son regard, elle lui fit un large sourire et s’approcha de lui.
- Bonjour, que puis-je vous servir ? lui demanda-t-elle. Ses courts cheveux blonds lui arrivaient juste au-dessus des épaules et ses yeux pétillaient de la promesse d’un amusement dont seules les dryades avaient le secret.
Je la mettrai bien dans mon lit cette jeune demoiselle.
Il se racla la gorge.
- Votre bière, est-elle de bonne qualité ?
La jeune Fae-dryade haussa un sourcil, visiblement prise au dépourvu.
- Eh bien, ça dépend de ce que vous entendez par ça. Mais c’est la meilleure du village !
Barhan hocha la tête sans conviction, sa réponse le laissant croire qu’il allait avoir du mal à digérer le breuvage, mais un peu d’alcool ne lui ferait pas de mal.
- Alors je vais vous prendre une bière, ainsi qu’une chambre pour la nuit s’il vous en reste.
- Bien sûr.
À la façon dont la jeune femelle détaillait son visage et au rouge qui lui était monté aux joues, il sut qu’elle aussi aurait volontiers passé la nuit avec lui. Il avait toujours eu un certain succès auprès de la gent féminine, et il n’en était pas peu fier. Peut-être qu’il irait la voir après avoir fait ses achats, il n’avait pas dormi dans un vrai lit depuis des semaines et une femelle pour réchauffer ses draps ne pouvait pas lui faire de mal.
La charmante femelle fit demi-tour et revint quelques instants plus tard lui déposer sa bière, tout en lui faisant un clin d’œil. Oui, il n’y avait aucun doute sur ses intentions. Son charme opérait donc encore malgré ses cheveux courts et sa tenue misérable, un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres.
Barhan la remercia et commença à siroter sa bière en silence, sa capuche rabaissée sur sa tête. Il tendait l’oreille, mais aucune conversation autour de lui n’attira son attention.
Par chance, deux gardes de la cité, vêtus de leurs uniformes blanc et gris floqués du grand chêne de Kyonely entrèrent à leur tour dans la taverne et s’assirent à une table juste à côté de la sienne. Les gardes avaient souvent bien plus d’informations que les simples voyageurs, et s’il tendait l’oreille, peut-être entendrait-il des nouvelles qui l’intéresseraient.
Après quelques minutes à discuter de leurs familles respectives en attendant leurs bières, les deux gardes furent servis et la conversation prit un tour intéressant. Barhan, la tête baissée sur sa boisson, tendit ses oreilles de Fae pour ne pas en rater le moindre mot. Cela n’était pas difficile néanmoins, car aucun des deux gardes ne tentait d’être discret.
- T’as passé la frontière de Dorianthe toi l’autre jour nan ? Comment c’était ? demanda le premier garde, un Fae arboricole à la peau mate et aux longs cheveux bruns.
- Ouais, triste à crever. Les troupes du roi cornu y sont toujours stationnées, et le peuple crève la dalle. Tous les jours, d’immenses bateaux prennent la mer depuis le port de Jyade jusqu’à Minos avec une bonne partie des récoltes.
Barhan serra les mâchoires, ses longues canines s’enfonçant légèrement dans sa lèvre inférieure, le goût rance du sang atteignant sa langue.
- Et le peuple ne se rebelle pas ?
- Pas vraiment, ils n’ont plus personne pour qui se rebeller.
Le premier garde soupira, secouant ses longs cheveux en arrière.
- Je m’demande si tous leurs Faes avec de la magie sont bien morts comme on l’dit.
- Je l’espère. Parce que s’ils sont encore en vie et qu’ils décident de revenir se venger, répondit le second garde, un soupçon de peur dans les yeux.
Barhan prit une longue gorgée de sa bière dont le goût amer lui taquina le palais d’une façon plus agréable que ce qu’il avait anticipé.
- On n’a rien à craindre d’eux, Kyonely n’est pas allié à Minorthryl, nos souverains sont restés neutres dans ce conflit. Ils n’ont aucune raison de s’en prendre à nous.
Le second garde, humain, répondit en baissant le volume de sa voix suffisamment pour que Barhan ait besoin de ses sens de Fae.
- Peut-être, mais on n’est pas allés les aider quand Oryn a attaqué. Moi, à leur place …
Un long soupir s’échappa des deux hommes. Barhan prit une autre gorgée de sa bière, tentant de calmer les battements de son cœur qui s’emplissait lentement d’une rage animale.
- Ce n’sont pas nos histoires de toute façon, reprit le premier garde. La famille Sylvignis n’a jamais voulu collaborer avec Kyonely, préférant leur petit commerce secret avec les îles des Trois Sauvages. La seule qui me fasse de la peine, c’est la princesse. Vivre aux côtés du meurtrier de ses parents, de ses soldats…
Le second garde s’esclaffa.
- Allons. Tu sais comme moi les pouvoirs qu’elle possède, si elle avait voulu quitter Minos, elle en serait partie depuis longtemps, et il ne resterait de ce bon vieux roi Terrentor qu’une pile de cendres. Et puis … Je l’ai vu le roi Oryn, il est pas mal foutu. Elle ne doit pas avoir eu de mal à s’habituer à partager son lit.
Le garde accompagna ses mots d’un geste de la main mimant un acte sexuel et son camarade étouffa un rire.
Ils n’ont pas osé !
Le bruit de sa chope se brisant entre ses doigts fit sursauter toute la taverne. Barhan, les lèvres retroussées sur ses canines saillantes, était consumé par la rage.
Il allait les tuer. Il allait leur sauter à la gorge et leur arracher la jugulaire, ruinant son horrible manteau avec la substance visqueuse de leur sang. Son cœur battait la chamade et ses yeux se voilaient de colère.
Comme il regrettait d’être né sans pouvoirs. Que n’aurait-il pas donné à cet instant pour avoir la capacité de faire frire leurs cerveaux sans bouger le petit doigt, ou de faire s’effondrer la taverne sur eux dans une immense bourrasque pliée à sa volonté.
Le premier garde l’observait, interloqué.
- Ça ne va pas jeune mâle ?
Barhan émit un feulement qui n’avait rien à envier à celui d’un animal enragé. Oui, c’était décidé, il allait les tuer.
Non, il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas se faire repérer alors qu’il était si proche d’atteindre Minorthryl, de l’atteindre elle.
Alors, il prit une profonde inspiration, se leva de sa chaise, et quitta la taverne sans un mot. Le goût du sang dans sa bouche se mélangeant à celui de la bile.